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Danièle Starenkyj

LA DOULEUR TOTALE : Le corps crie mais…

Son éthique de non-abandon dévoile à Dame* Cicely Saunders (1918-2005) – fondatrice britannique du mouvement des soins palliatifs -- un concept nouveau : celui de LA DOULEUR TOTALE.


Infirmière, travailleuse sociale et médecin, Dr Cicely Saunders a basé toute sa pratique et sa mission de vie sur le désir de soulager la douleur, avec la conviction que celle-ci ne peut être allégée ou contrôlée que si toutes les douleurs sont abordées : la douleur physique (le corps) certes, mais aussi la douleur psychologique (les émotions), la douleur sociale (des relations humaines dysfonctionnelles ou inexistantes) et la douleur spirituelle (l’absence de sens).


UN CAS MARQUANT


Dr Cicely Saunders aimait raconter un cas vécu particulier, illustration frappante du concept de la douleur totale.

Voici en ses mots le cas d’une jeune femme, dans la trentaine, atteinte d’un cancer gynécologique

agressif. Elle l’a nommée Jen. Bien sûr, ce n’est pas son vrai nom.


« Jen souffrait de douleurs physiques intenses qu'elle avait du mal à contrôler. Elle a fini par nous avouer qu'elle croyait que sa douleur était le résultat d'une "malédiction de Dieu" due à son "style de vie libertin", comme elle l'appelait, et qu'elle méritait de l'avoir. L'assurance que nous lui avons donnée et la visite de son pasteur ont rapidement mis fin à sa douleur spirituelle, et sa douleur physique a été bien mieux contrôlée par la suite.


Cependant, la douleur physique était encore obstinément présente malgré tous nos efforts. Après plusieurs jours, je lui ai rendu visite pour lui demander s'il y avait autre chose qui la tracassait et que nous devions savoir. Elle m'a dit :


-- Vous voulez vraiment savoir ? -- Oui, je veux vraiment le savoir, ai-je répondu. -- J'ai peur qu'à ma mort, personne ne puisse échanger les points de récompense que j'ai économisés dans notre grand magasin local.


Abasourdie, je lui ai dit : -- Vos points de fidélité ?!?


-- Oui. J'ai économisé pendant plusieurs années afin d'offrir un vélo à mon petit garçon, et j'ai peur que les points soient gaspillés à ma mort, et qu'il n'ait pas son vélo. »


Et le Dr Saunders de conclure :


« Les miracles se produisent parfois dans le domaine des soins palliatifs. Grâce à un don de notre fondation pour compléter les points, le fils de Jen montait joyeusement sur son nouveau vélo dans les couloirs de notre unité de soins palliatifs dès le lendemain après-midi. Et la douleur de Jen ? Elle a rapidement été bien contrôlée avec moins de la moitié de la dose d'analgésiques utilisée sans succès pendant des jours. Nous sommes des personnes entières et chaque partie de nous affecte le tout. »


LE MESSAGE EST CLAIR


Nous ne sommes pas un assemblage de pièces détachées. Nous sommes un tout indissociable. L’humain, c’est un corps, c’est un cœur et c’est un esprit, et il naît et vit dans une société --famille, voisins, amis, collègues. Chaque être humain a un caractère unique et une valeur propre.


Toute personne doit être perçue dans son identité propre et sa singularité.


LA DOULEUR DU CANCER


Le Dr Saunders affirmait que la réticence du médecin à « voir le patient comme un tout » a pour conséquence de poursuivre, ou même de commencer, des traitements sans véritable considération de leur intérêt réel pour le patient à un certain moment de l’évolution de sa maladie.


Par ailleurs, même si des progrès avaient été accomplis dans le traitement du cancer, on ne pouvait pas nier que s’ils profitent à quelques-uns, pour d’autres, ils prolongent le temps de la maladie et conduisent à une souffrance mentale mais aussi physique, sociale et spirituelle. Et, de plus en plus de malades meurent à l’hôpital dans la peur d’une mort douloureuse et solitaire.


LA DOULEUR TOTALE D’UN ADO CANCÉREUX


Un article scientifique en 2018 décrit la douleur totale d’un ado thaïlandais admis à l’hôpital pour un lymphome à cellules T récurrent. Diagnostiqué trois ans auparavant et traité par six cycles de chimiothérapie, il fait soudain une récidive et il est envoyé dans un hôpital de niveau tertiaire pour des soins complémentaires.


→ Lors de son admission, le règlement de l'hôpital stipule qu'un patient âgé de plus de 15 ans** doit être admis dans un service pour adultes ; il a donc été transféré dans un service de médecine interne


→ Au cours de sa première nuit, il a été témoin du décès d'un patient victime d'un arrêt cardiaque. L'équipe de nuit a pratiqué la réanimation cardio-pulmonaire, l'intubation et diverses autres procédures de sauvetage. Le garçon a été témoin de tout cela et a été profondément traumatisé.


→ Après quoi, il a fait une dépression psychotique complète et n'a cessé de crier jusqu'à ce que son médecin lui donne un sédatif.


→ Lorsqu'il s'est réveillé la nuit, il a continué à hurler. Il a donc fallu le mettre à nouveau sous sédatif et les infirmières ont dû mettre un rideau autour de son lit, l'isolant du reste du service.


→ Au moment de sa consultation avec l'équipe de soins palliatifs, le patient était très agité, et avait des tendances suicidaires.


→ Il n'arrêtait pas de crier à chaque fois qu'il se réveillait, appelant constamment sa mère pour mettre fin à sa misère et criant : "Je n'ai pas ma place dans cet endroit".


Une analyse plus approfondie a révélé qu'il souffrait de tous les aspects de la douleur totale :


Douleur physique : Sa douleur était sourde et se manifestait principalement dans la région de la poitrine, sans aucune radiation. Son score de douleur de base était de 9 sur 10, tandis que la pire douleur était de 10 sur 10. Il se plaignait également de dyspnée qui s'aggravait lorsqu'il parlait beaucoup ou se sentait anxieux.


Douleur psychologique (émotionnelle) : Un psychiatre l'a évalué et lui a diagnostiqué un trouble de l'adaptation dû à la fois à sa maladie progressive et à l'expérience traumatisante d'avoir été témoin de son premier décès.


Douleur sociale (relationnelle) : Le patient avait un profil d'élève brillant. Il était le premier de sa classe, jouait au basket-ball au niveau régional et était aimé de tous. Il parlait constamment de sa peur d'être "exclu" de son groupe d'amis parce qu'il ne pouvait plus aller à l'école, et du fait qu'ils allaient de l'avant alors que lui était "coincé ici".


Douleur spirituelle : La spiritualité est décrite comme la recherche par un individu d'un sens et d'un but dans la vie, l'expérience de la transcendance, et aussi la connexion de l'individu avec les autres. Dans le cas du patient, ses sources de force étaient sa famille, ses intérêts académiques, et ses amis. Il a traversé une crise existentielle et a eu le sentiment que sa vie n'avait aucun sens car il n'était plus celui qu'il avait été autrefois : "Je suis seul dans un monde rempli de vieux hommes mourants", a-t-il dit.


Ayant choisi de sortir de l’hôpital et d’être soigné à la maison, cet ado meurt quelques jours plus tard, dans sa chambre, apaisé, entouré de ses meilleurs amis et de sa mère.


ÉCOUTER POUR SOIGNER


Selon, le Dr Cicely Saunders, la première attitude à avoir devant une douleur totale, est l’ÉCOUTE, l’attention prêtée à tous les détails de l’histoire du patient. Le simple fait d’être écouté sincèrement peut apaiser la douleur physique. Un patient affirmait en parlant de son expérience : « La douleur semblait disparaître en parlant. »


Il existe une profonde interaction entre les diverses souffrances, interaction qu’il faut reconnaître. Par exemple, un gros problème familial peut bloquer l’efficacité d’un analgésique puissant.


Ainsi, les douleurs, les souffrances et les maux doivent être évalués à travers une lentille MULTIDIMENTIONNELLE :


• La souffrance est une clé permettant de déverrouiller d’autres problèmes.

• Une existence qui paraît inaccomplie et dépourvue de sens est source de douleur totale.

• La perte d’espoir cause une douleur spirituelle qui aggrave l’intensité de la douleur physique.


CONCLUSION


Décrypter les énigmes de sa vie, retrouver la paix du cœur et de l’esprit, mettre ses affaires en ordre, résoudre ses conflits sociaux, familiaux ou personnels, se réconcilier avec sa vie et lui trouver un sens, tout cela est facteur de guérison de la douleur, mais aussi de prévention des nombreuses souffrances qui peuvent nous affliger souvent tôt dans notre vie.


Les souffrances psychologiques, relationnelles et spirituelles de chaque individu doivent être mises en relation avec les problèmes physiques. La qualité du regard, de l’écoute, et de la présence de l’aidant, est, et sera, toujours miraculeuse. Pourquoi ? Parce que ces gestes simples disent, haut et fort, ces mots dont tout être humain a besoin pour vivre dignement, et mourir paisiblement : « Vous comptez parce que vous êtes qui vous êtes, et vous comptez jusqu’au dernier moment de votre vie. » (Cicely Saunders)


* Dr Cicely Saunders a été nommée en 1979, par la reine Élizabeth II, « Dame (chevalière) de l’Ordre de l’Empire britannique » pour avoir lancé et développé le courant des soins palliatifs.

* * Selon la Convention des Nations Unies relative aux droits de l'enfant, un ado n’est pas un adulte. C’est un enfant qui doit être toujours considéré comme un enfant jusqu'à ce qu'il atteigne l'âge de 18 ans.


RÉFÉRENCES


1. David Clark, Cicely Saunders: A Life and a Legacy, Oxford University Press inc., 2018.

2. Total Pain, Pallipedia, 24 septembre 2021.

3. Tharin Phenwan, Relieving total pain in an adolescent: a case report, BMC Research Notes, 2018.

4. Timothy A. Warlow , Richard D.W. Hain, Total Pain in Children with Severe Neurological Impairment, Children (Basel), 2018.

5. David I. Levy (neurochirurgien endovasculaire), Plus que matière grise -- L’extraordinaire fusion de la médecine et de l’empathie, / Dr Marianne Lemay (médecin de famille) Appendice 3 : La spiritualité en médecine familiale : Y aurait-elle une place ? Orion.

6. Starenkyj D., Réflexions pour une vie meilleure, Orion.

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