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Danièle Starenkyj

DES TARTINES D'AMOUR

Ma petite-fille, fille de ma fille, tout bébé était déjà une enfant très éveillée, exceptionnellement sensible à son environnement. Elle s’agitait facilement, et son père avait trouvé un truc pour l’apaiser. Il jouait à « la tartine de beurre* » avec elle. L’ayant couchée à plat ventre sur son bras, il la beurrait de beurre d’arachide… et parfois de confiture aussi. Il en mettait épais jusqu’à ce qu’elle s’assoupisse. Sa main avec tendresse et fermeté lui caressait le dos dans un mouvement d’aller et retour imitant le glissement d’un couteau recouvert de beurre sur du pain frais.

Ce souvenir encore vif dans mon esprit m’en rappelle un autre -- un petit peu plus lointain mais que j’ai fini par décoder. Enfants, nous nous régalions, mon frère et mes sœurs, des tartines que mon père nous découpait dans de grosses miches de pain noir qu’il allait chercher dans une boulangerie unique de l’autre côté de la frontière. La boulangère, nous disait-il, en avait la recette secrète, mais elle en garantissait la qualité des ingrédients : farine de seigle complet, seigle concassé, mélasse verte, sel de mer, et graines de carvi du jardin. Un pain bio avant le temps du « certifié biologique » ! Mon père était très fier de nous nourrir avec une telle qualité de pain, le soutien de la vie, disait-il.

Ah ! ces tartines avec du beurre… d’amande et de la confiture d’orange ou de pêche ou encore de raison vert avec « juste ce qu’il faut de sucre roux » ! Nous les dévorions avec un appétit de jeunes loups, disait maman, et elle ajoutait : « Il ne faut pas leur en promettre à ces enfants, il faut leur en donner ! » Et papa continuait à trancher de grosses tranches de pain jusqu’à ce que nous cessions d’en réclamer. Pourquoi faut-il attendre si longtemps parfois, pour finalement ouvrir les yeux de son cœur, et comprendre que nos parents nous tartinaient ce pain d’amour ?

Des centaines de tartines d’amour… Certes, on aurait voulu plus de paroles tendres, plus de gestes affectueux, plus de regards doux, plus de présence, plus d’intérêt personnalisé… mais le Dr Campbell n’avait pas encore écrit et publié COMMENT VRAIMENT AIMER VOTRE ENFANT ! Alors, comment pouvaient-ils savoir ? Ils ont fait ce qu’ils pouvaient avec la souffrance qu’ils avaient enfoui dans leur esprit, rescapés de la Deuxième Guerre mondiale qu’ils étaient !

Oui, ils n’arrivaient pas à nous parler. Oui, ils étaient gênés de nous serrer dans leurs bras. Oui, nous avons souvent eu le sentiment que nous étions des étrangers pour eux… Mais que nos souvenirs reviennent à la surface de notre esprit ! Ne pourrons-nous pas percevoir soudain dans ces tartines beurrées épais, ou ces chaussettes tricotées à la main, ou ces livres de classe proprement recouverts de papier brun, le bruissement de leur amour feutré, gauche, inquiet, mais véritablement puissant, fidèle, réel ? La preuve ? Nous avons grandi. Nous avons essayé de faire mieux avec nos enfants. Mais avec nos petits-enfants ne réussissons-nous pas ? Pour effacer les blessures d’une génération, Boris Cyrulnik nous l’affirme, il faut trois générations. « Qui donne ne doit jamais s’en souvenir, qui reçoit ne doit jamais l’oublier. » (Proverbe juif)

 

*« La tartine de beurre », œuvre musicale du répertoire pour enfant. Son auteur est inconnu. Composée en do majeur pour le piano, elle est exempte de dièses, bémols, et touches noires

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