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Danièle Starenkyj

LES CINQ ORANGES

Bientôt ce serait Noël. Le village sous la neige ressemblait déjà à un gros édredon de plumes blanches, blotti au creux des collines. Dans l’air sec, accompagnées de buées, les salutations s’échangeaient joyeusement. La petite église avait un air de fête depuis que le grand sapin, coupé sur la terre de Joseph cette année-là, y montait une garde fière et droite.

Le nez écrasé aux carreaux givrés, Hermenegilde, Viateur, Cléophas et Edmond s’amusaient du va-et-vient de la rue Principale. Les quatre frères, un moment distraits, reprirent leur conversation favorite :


- Dis, Herménégilde, questionnait Edmond, le benjamin, crois-tu que papa va nous rapporter quelque chose de la ville pour Noël ?

- Tu sais bien que papa n’est pas riche, interrompait Viateur.Il est allé là-bas parcque tante Zoé est morte. Le voyage lui coûte cher.

- Mais, affirmait Cléophas, papa ne nous a jamais oubliés. Il va bientôt rentrer. Vous verrez bien.


Herménégilde achevait de découper des guirlandes dans du papier crêpé :


- Si seulement nous avions un arbre ! S’exclama-t-il. Je serais déjà heureux. Regardez, mes frères, tout ce que nous aurions pour le décorer : des pommes rouges, des cocottes de pin, des chandelles qui sentent bon la cire, mes guirlandes toutes frisées et cet ange doré sculpté par notre oncle Philémon.


Les plus jeunes étaient bien d’accord, mais il leur semblait qu’ils préféreraient avoir quelque chose dans leur bas déjà suspendus à l’arrière du poêle.


Une fois encore, la conversation mourait doucement au milieu des soupirs des enfants vaguement inquiets. Il faisait bon cependant dans la maison. Le poêle ronronnait et maman s’affairait à la fabrication de tartes et de pâtés. Allons ! Peu importe les cadeaux ! Il y aurait encore et toujours, la joie, la musique et les chants de la parenté réunit, les baisers sonores et les mille vœux fous échangés de tout cœur. Noël serait toujours Noël.


Les quatre frères étaient silencieux. Leurs pensées flottant sur le même thème se rencontraient et s’éloignaient tour à tour. La nuit grise des fins d’après-midis d’hiver les força à sortir de leur rêverie. Il fallait allumer les lampes.

Papa tantôt frapperait à la porte et cadeaux ou pas, tous se réjouiraient. Que de choses il aurait à raconter !


Alors que l’horloge sonnait cinq heures, le père arriva, un beau grand sapin sous le bras. Après le tumulte et les étreintes des retrouvailles, il fit asseoir sa famille autour de la table. Un sourire aux lèvres, il gardait à côté de lui un sac mystérieux.


Cléophas souffla à ses frères :


- Vous voyez, il a quelque chose ! J’avais bien raison.


Les frères se mirent à rire de joie. Papa avait quelque chose pour eux et il semblait vouloir le leur donner sans attendre Noël.


Enfin, le père décida à parler :


- Mes fils, notre tante Zoé a été buen enterrée et elle nous a fait don d’une partie de ses biens. Dans son testament elle a écrit qu’il était pour l’éducation de ses neveux afin qu’ils deviennent des hommes bons et charitables. Puisse son vœu se réaliser.


Il s’arrêta quelques instants puis reprit : “Alors que j’étais au magasin général, j’ai eu le bonheur de trouver ces fruits délicieux.”


Il sortit alors de son sac cinq oranges qui arrachèrent aux enfants des cris d’admiration. Ils n’avaient jamais rien vu de semblable et ils en éprouvèrent un extrême plaisir. Ils les touchèrent, les humèrent, les firent rouler avec exclamations heureuses.

Le père en remit une à chacun de ses fils et donna la cinquième à sa chère épouse. Il était tard. Les enfants allèrent se coucher, le précieux fruit à leur chevet.


Le lendemain, toute la famille s’occupa des derniers préparatifs d’un réveillon honnête. Le soir, comme les enfants allaient se retirer pour se préparer à la fête, le père leur demanda :


- Mes enfants, comment avez-vous trouvé ces oranges ?


- Oh! Papa ! répondit Herménégilde, l’ainé, la mienne était excellente. Non seulement, c’est un beau fruit, mais encore, il est doux, d’un goût exquis et très juteux. J’ai gardé soigneusement les pépins et j’ai découpé la peau en guirlande pour en garnir l’arbre qui fait notre joie cette année. Des pépins, j’espère en tirer quelques plantes qui, si elles ne deviennent pas des arbres portant des fruits, garniront au moins notre logis et nous rappelleront le bonheur que nous avons éprouvé ce Noël.


- Bien, répondit le père. Voilà ce qui s'appelle être économe et soigneux pour l’avenir, comme il convient à un bon cultivateur !


- Moi, s’écria Edmond, le plus jeune, dès mon réveil ce matin, j’ai mangé mon orange. J’ai jeté la peau et les pépins et maman m’a donné encore la moitié de la sienne. Que c'était bon ! Que c'était juteux ! J’en étais tout barbouillé.


- Toi, mon enfant, dit le père, tu n’as pas agi très sagement : mais enfin, tu as fait ce qui est de ton âge. Pour acquérir de la sagesse, tu as encore du temps devant toi.

Alors le second fils, Viateur paral à son tour :


- Moi, dit-il, j’ai ramassé les pépins qu’Edmond mon petit frère avait jetés et je les ai croqués. Ils étaient amers mais pas désagréables à manger. J’ai aussi pris ses épluchures et je les ai mises à sécher. On pourra en parfumer des gâteaux et des biscuits.Quand à mon orange….je l’ai vendu au fils du médecin. J’ai reçu assez d’argent pour pouvoir, je pense, en acheter une demi-douzaine si l’occasion se présente d’aller un jour en ville. Je les revendrai et je pourrai alors m’acheter un train.


Le père secoua la tête et dit :


- À la vérité, voilà qui est parfaitement calculé : mais ce n’est guère naturel, car tu es trop jeune pour agir en marchand.


Puis s’adressant au troisième :


- Et toi Cléophas ? lui demanda-t-il,


Cléophas se mit à rougir et tout naïvement, il répondit avec sincérité :


- J’ai porté mon orange à mon ami Roch qui est malade depuis longtemps. J’ai pensé qu’elle pourrait lui faire du bien. Il ne voulait pas l’accepter alors je l’ai laissé sur son lit et je suis parti.


Le silence régnait dans la maison. C'était un de ces moments privilégiés où il semble que la conscience est aiguisée pour marquer à jamais le présent et l’avenir.


Le père reprit la parole :


- Maintenant, dites-moi, qui de vous à fait le meilleur usage de son orange ?


- C’est Cléophas ! répondirent les enfants sans hésitation.


Ce dernier gardait le silence. Il révélait déjà cette qualité d’âme que la tante Zoé désirait pour ses neveux. Sa mère l’embrassa et des larmes de joie coulaient de ses yeux. Son père était satisfait. L’éducation de ses fils portait déjà des fruits.

Les premiers invités frappèrent à la porte, un chant aux lèvres. Herménégilde, Viateur, Cléophas et Edmond heureux se dépêchèrent de mettre la dernière touche à leur toilette.


Noël était là, à nouveau, et il leur semblait que ce soir, ils avaient senti son message pressant d’amour parmi les hommes de bonne volonté.


©2021 Danièle Starenkyj

RÉFÉRENCES

Starenkyj D., BELLES HISTOIRES COMME AUTREFOIS, Orion, 2005

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