LES DEUX BÉLIERS
Noël, Noël… Quel puissant appel à la paix entre les humains de bonne volonté ! Si notre monde semble y être depuis si longtemps sourd, l’appel demeure, et chaque année qui passe, il se répète plus pressant, plus urgent. Que cette histoire vieille comme le monde, habillée à la québécoise, trouve, en ce temps des fêtes 2023, un écho favorable dans nos cœurs. Joyeux, joyeux Noël, chères lectrices, chers lecteurs !
Dans leurs redingotes noires et leurs chapeaux hauts-de-forme, Ludger et Armand avaient vraiment belle allure et, de leurs yeux vifs, ils ne cessaient de sourire à la foule de leurs invités.
Ils fêtaient aujourd’hui avec un réel bonheur, le cinquantième anniversaire de leur entreprise familiale. Les souvenirs abondaient. On rappelait en riant les humbles débuts d’une affaire qui, au cours des ans, s’était solidifiée et n’avait cessé de prendre de l’expansion. Plusieurs, parmi les parents, les amis, les employés et les voisins réunis autour de tables somptueuses, parlaient d’un tel succès comme d’un miracle.
Les deux frères Ludger et Armand, tous les deux patrons et associés, n’y voyaient rien de si extraordinaire que cela. Mais depuis longtemps déjà, on se méfiait de leur réussite et bien des hommes du village, jaloux et mesquins, ricanaient entre eux :
« Plus le bélier est vieux, plus dure est la corne », cherchant par leurs sous-entendus à faire passer Ludger pour un tyran et Armand pour un martyr. À quoi Ludger rétorquait par son histoire des deux béliers.
Il était une fois, commençait-il de sa voix profonde, deux béliers. Deux vieux béliers de montagne qui se retrouvèrent cornes à cornes sur une étroite passerelle suspendue tendue au-dessus d’un profond abîme. Il n’y avait aucun moyen de se dépasser ni de se retourner, et pire… les béliers ne savent pas faire marche arrière. Ils ne reculent pas. Ils ne se rétractent pas.
Les deux puissantes bêtes s’arrêtèrent pour se mesurer. Les béliers pouvaient toujours essayer de se battre en se cognant front sur front mais le pont était si exigu que s’ils mettaient la moindre ardeur à leur lutte, il est certain qu’ils se retrouveraient tous les deux dans le gouffre et ils y mourraient tous les deux.
D’un regard oblique, ils mesurèrent tous les deux la hauteur du précipice puis d’un regard droit, chacun regarda dans la direction où il voulait aller : ils s’étaient rencontrés tous les deux face à face sur cette passerelle car ils voulaient tous les deux se rendre de l’autre côté… Allaient-ils maintenant changer d’avis ?
Les deux béliers échangèrent quelques coups de cornes… question de se tenir en respect, puis, l’un des deux – lequel ? je ne sais – se coucha et l’autre – lequel ? je ne sais -- passa par-dessus. Sans se retourner, ni dire mot, ils continuèrent chacun sa route et arrivèrent sains et sauf au but fixé.
Ludger s’adressait alors à ceux qui l’écoutaient pour leur demander avec sérieux : « Le bélier qui s’est couché a-t-il bien fait ? Le bélier qui lui a passé par-dessus était-il un lâche ? Lequel des deux béliers était le plus fort ? le plus intelligent ? le plus sage ? le plus aimant ? »
À ce point, Ludger, généralement, se retrouvait seul. Il lissait alors sa moustache et grommelait : « Ce qu’ils ne savent pas tous ces drôles, c’est qu’Armand et moi, nous sommes deux béliers, deux vieux béliers maintenant, et que de fois, nous nous sommes retrouvés ainsi sur le sentier de la vie, face à face, incapables, réticents, refusant de faire pas en arrière ! Nous aurions bien pu nous battre mais à la force que nous avions l’un et l’autre, nous savions que nous serions perdants tous les deux. Alors… à cause du but que nous voulions atteindre, une fois moi plusieurs fois lui, une fois lui plusieurs fois moi, souvent lui parfois moi, parfois lui souvent moi, nous nous sommes soumis et avons accepté de céder. C’est ainsi que tous les deux, nous avons survécu aux épreuves, aux conflits, aux tourmentes que notre entreprise a connus pour rester fidèles à notre mission : passer à nos enfants et à nos petits-enfants un affaire prospère et profitable pour tous. »
Les musiciens s’accordèrent. Aujourd’hui, Ludger et Armand, entourés de leurs femmes, de leurs enfants et de leurs-petits enfants, fêtaient cet exploit. Avec satisfaction, ils évoquaient les vingt-ans puis les quarante ans de leur engagement et pleins d’espérance, ils osaient penser qu’ils se rappelleraient aussi les soixante ans de leur affaire. Après les noces d’argent, d’or et de diamant… il y aurait celles de platine… Décidemment ! L’entente et l’harmonie sont les véritables richesses de la vie.
Danièle Starenkyj, BELLES HISTOIRES comme autrefois, Petits récits pour aujourd’hui, Orion, p. 123-126, 2005.
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