À L’HEURE DE L’INTELLIGENCE ARTIFICIELLE, PARLONS DE LA BEAUTÉ DE L’INTELLIGENCE DU CŒUR
LE BIG DATA
Visions, projections ou dénonciations de pouvoirs totalitaires, promesses de vaincre la mort, de donner à tous la clé du bonheur, d’augmenter nos compétences… que de dystopies, en lien avec l’intelligence artificielle, qui abondent aujourd’hui !
On parle d’une révolution irréversible à laquelle il n’est plus question de résister – elle est déjà bien installée – mais à laquelle il faut apprendre à s’adapter, en rêvant qu’elle ne produira pas trop de dérives. (Barak Obama, juillet 2018)
Certaines voix s’élèvent pour mettre en garde contre le prix qui accompagne cette révolution : renoncement à la liberté de choix -- aussi appelée libre arbitre -- sacrifice de la pensée individuelle, acceptation de la suprématie des données sur la conscience. (Yuval Noah Harari)
Ce décalage entre la puissance de la technologie et le désarroi des humains ne peut être comblé que par l’intelligence du cœur et je vous en propose deux exemples magnifiques, puissamment émouvants.
I. DR PAUL FARMER, LE MÉDECIN DES DÉMUNIS (Partners in Health/www.pih.org)
Paul Farmer (1959-2022) était un médecin spécialiste des maladies infectieuses qui a combattu les épidémies, les maladies, les catastrophes, le désespoir et les inégalités sur quatre continents.
Pionnier de la santé publique mondiale et défenseur de l'équité, fondateur de l’organisme non gouvernemental PARTNERS in HEALTH, sa mission a été de défendre l’équité et l’accès à la santé de qualité pour tous, et dans ce tous, il privilégiait les pauvres, les démunis, les laisser pour compte en Amérique, au Mexique, dans la nation Navajo, en Haïti, au Sierra Leone, au Pérou, au Liberia, en Russie, au Malawi, au Lesotho, au Kazakhstan.
Paul Farmer a combattu, dans les prisons, les bidonvilles, les quartiers défavorisés, les brousses, les pays dévastés par des catastrophes naturelles, la tuberculose, le sida, l’Ébola, le Zika, la Covid-19, et il faut ajouter à cette petite liste d’infections mortelles, un etc. modeste.
LES MOTIVATIONS DE SON ENGAGEMENT
Le Dr Farmer, issu d’une famille américaine pauvre mais croyante, a présenté sa philosophie dans ses livres, ses conférences, ses cours universitaires, et ses nombreux échanges tout autour du monde. On savait pourquoi il œuvrait car il savait le dire en phrases simples mais profondément interpellantes.
1. « La médecine devrait être considérée comme un travail de justice sociale dans un monde qui est si malade et si déchiré par les inégalités. »
Paul Farmer était guidé par ce qu'il appelait la « miséricorde experte », une « alchimie qui mêle la compassion des professionnels à des interventions qui sauvent les malades ».
2. « Si l'accès aux soins de santé est considéré comme un droit de l'humain, qui est considéré comme suffisamment humain pour avoir ce droit ? »
Ces mots apparaissent dans le livre de Farmer, Pathologies of Power : Health, Human Rights, and the New War on the Poor, qui examine les forces sociales et économiques responsables de la maladie et de la mort parmi les pauvres du monde.
3. « Les deux plus grandes impasses que nous avons : le désespoir et le cynisme. »
Farmer a partagé ces mots dans « Bending the Arc », un documentaire primé qui raconte l'histoire de PARTNERS in HEALTH (PIH) et du mouvement pour l'équité en santé mondiale que lui et les dirigeants de PIH ont contribué à lancer. Qualifiée d' « irréaliste » par certains leaders de la santé mondiale, sa vision du droit de chaque malade de recevoir les meilleurs soins disponibles a conduit à l'accès mondial aux médicaments antirétroviraux pour les patients atteints du VIH, au traitement de la tuberculose multirésistante au Pérou, à un hôpital universitaire de classe mondiale en Haïti après le tremblement de terre de 2010, et à de nombreux autres projets révolutionnaires qui ont sauvé des millions de vies.
4. « Comme je ne crois pas qu'il faille faire des recommandations différentes pour les personnes vivant dans le Bronx et celles vivant à Manhattan, je ne suis pas à l'aise pour faire des recommandations différentes pour mes patients à Boston et à Haïti. »
Nous avons ici l’énoncé de la croyance du Dr Farmer en une « option préférentielle pour les pauvres » - la notion selon laquelle les patients vivant dans la pauvreté devraient recevoir la meilleure qualité de traitement et de soins disponibles, car ces soins pourraient rectifier la violence structurelle historique qui a laissé les communautés appauvries et les systèmes de santé affaiblis.
5. « À de rares exceptions près, toutes vos réalisations les plus importantes sur cette planète viendront du travail avec les autres - ou, en un mot, du partenariat. »
Dans ce discours à de jeunes étudiants en médecine, Dr Farmer appelle au partenariat comme moyen d'avancer face à la pauvreté, au changement climatique et à d'autres problèmes mondiaux apparemment insolubles.
LE DR FARMER ET LA COVID-19
À la question : Les gens insistent sur le fait que le virus ne fait pas de discrimination ; nous sommes tous dans le même bateau. Vous pensez que c'est vrai ?
Il a répondu : « Si nous sommes dans le même bateau, c'est un paquebot de luxe avec différentes classes de service. Il y a des gens dans la cale. Certaines personnes se trouvent à des endroits sur ce bateau où elles sont sûres de ne pas s’en sortir très bien. »
LE RESPECT DE TOUTE VIE
Des observateurs nous mettent en garde contre le phénomène des données biométriques et des algorithmes, des moteurs de favoritisme, de construction et d’exploitation des inégalités. Avec cette phrase clé, moteur de son action phénoménale, le Dr Farmer nous appelle à une réflexion métaphysique :
« L'idée que certaines vies comptent moins est la racine de tout ce qui ne va pas avec le monde ».
II. BRYAN STEVENSON, L’AVOCAT DES SANS VOIX (Equal Justice Initiative/www.eji.org)
Bryan Stevenson (1959- ) est le fondateur et le directeur exécutif de EQUAL JUSTICE INITIATIVE à Montgomery en Alabama (É.-U.) et professeur de droit à l’école de droit de la New York University. Il a reçu de nombreux prix, dont la bourse « Genius » de la Fondation MacArthur. Son livre JUST MERCY – A story of Justice and Redemption – un best-seller numéro 1 du New York Times, a été porté au grand écran.
SON ACTION
Bryan Stevenson, « l’un des avocats les plus brillants et les plus influents de notre temps » a remporté d'importants procès visant à éliminer les condamnations excessives et injustes, à disculper des prisonniers innocents dans le couloir de la mort, à lutter contre les mauvais traitements infligés aux personnes incarcérées et aux malades mentaux, et à aider les enfants poursuivis comme des adultes. En 2012, il a obtenu un jugement historique de la Cour suprême des États-Unis, selon lequel les peines obligatoires de prison à vie sans libération conditionnelle pour tous les enfants de 17 ans ou moins sont inconstitutionnelles.
Acclamé comme le « Mandela de l’Amérique », il a plaidé pour un système de justice équitable envers les noirs et les bruns, et dénoncé une réalité cruelle : dans ce pays, être coupable et riche vaut mieux qu’être innocent et pauvre.
ÊTRE HUMAIN C’EST ÊTRE BRISÉ AVEC CEUX QUI SONT BRISÉS
Son action infatigable depuis plus de trois décennies l’a amené, un soir où un prisonnier qu’il n’avait pas réussi à libérer allait être exécuté à minuit, à se demander pourquoi il avait entrepris cette lutte titanesque. L’absence de compassion dont il était témoin chaque jour l’avait finalement épuisé. Dans un moment de détresse mentale puissante, il a perdu confiance dans sa lutte pour régler des situations si fatalement brisées. Il a réalisé qu’il travaillait dans un système de justice brisé ; que ses clients étaient brisés par la maladie mentale, la pauvreté et le racisme. Ils étaient démolis par la maladie, les drogues et l’alcool, l’orgueil, la peur et la colère ; et dans leur état brisé, ils étaient jugés et condamnés par des gens dont l’engagement en faveur de l’équité avait été brisé par le cynisme, le désespoir et les préjugés.
Puis soudain, Bryan a compris qu’il ne faisait pas tout cela parce que c’était obligatoire mais parce qu’il n’en avait pas le choix.
« Je fais cela parce que moi aussi je suis brisé. » Il a réalisé qu’on ne peut pas lutter efficacement contre un pouvoir abusif, la pauvreté, l’inégalité, la maladie, l’oppression ou l’injustice sans en être brisé à son tour. MAIS notre fragilité est la source de notre humanité commune, la base de notre recherche commune de confort, de sens et de guérison. Notre vulnérabilité et notre imperfection communes nourrissent et soutiennent notre capacité de compatir.
Le choix qui se pose à chacun de nous est d’accepter la réalité de notre humanité brisée et d’embrasser la compassion -- ou de nier notre fragilité, renoncer à la compassion, et renier notre propre humanité.
LE CODE MORAL QUI NOURRIT SON ACTION
« Chacun d’entre nous est plus que la pire chose qu'il ait jamais faite. »
« Mon travail auprès des pauvres et des prisonniers m’a convaincu que le contraire de la pauvreté n’est pas la richesse; le contraire de la pauvreté est la justice. »
CONCLUSION
Dr Paul Farmer et Me Bryan Stevenson, alors que le monde adopte et développe l’intelligence artificielle, merci de nous rappeler que c’est dans la mesure où l’on respecte l’humanité des autres que l’on reste soi-même humain, et que l’absence de compassion corrompt la décence d’une communauté, d’un état, d’une nation. Car « nous avons tous besoin de miséricorde, nous avons tous besoin de justice, et, peut-être, nous avons tous besoin d’une certaine mesure de grâce imméritée. »
© 2022 Danièle Starenkyj
RÉFÉRENCES
→ Voir le documentaire BENDING THE ARC -- « L'arc de l'univers moral est long, mais il se courbe vers la justice. » Il décrit la naissance et le triomphe de Partners in Health.
→ Sur le site www.pih.org, l’article : 5 Quotes From Paul Farmer That Inspire Us -- Words from the late PIH co-founder that capture his spirit, his vision.
→ Paul Farmer speaks to the next generation : TO REPAIR THE WORLD, University of California Press, 2019.
→Paul Farmer, FEVERS, FEUDS, AND DIAMONDS, Ebola and the ravages of history, Picador, 2021.
→ Bryan Stevenson, JUST MERCY – A Story of justice and redemption, Spiegel and Grau, 2019.
→ Bryan Stevenson, TED Talk, mars 2012, Nous devons parler d’une injustice.
→ Le film JUST MERCY / La Voie de la Justice, 2020.
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